Lecteur : Lyb
« Les présidents des compagnies de chemin de fer de New York Central, New York, New Haven et Hartford, jureront sur une pile d’indicateurs qu’il n’y a que deux sous-sols. Mais, moi, je dis qu’il y en a trois, parce que j’ai été sur le troisième à la Grande Gare Centrale.
Oui, j’ai fait la démarche qui s’imposait : j’en ai parlé à un psychiatre de mes amis, un parmi tant d’autres. Je lui ai parlé du troisième sous-sol à la Grande Gare Centrale, et il m’a dit qu’il s’agissait d’un rêve-éveillé-exauçant-un-désir-refoulé. Il a dit que j’étais malheureux. Cela a rendu ma femme folle de rage, mais il a expliqué qu’il entendait par là que le monde moderne est plein d’insécurité, de terreur, de guerre, de soucis et tout le reste, et que je voulais seulement y échapper. Mais, sacrebleu, qui donc ne le veut pas? Tous ceux que je connais désirent s’évader, mais ils n’en errent pas pour autant sur un troisième sous-sol à la Grande Gare Centrale... »
Lecteur : Lyb
« Sur un champ de bataille, un de ceux dont personne ne se souvient, là-bas [...] on a trouvé l’autre jour, lors d’un sondage effectué en vue d’une éventuelle prospection géologique, on a trouvé donc un général.
Il gisait sous une mince couche de sable – probablement apportée par le vent au cours de ces longues années, si nombreuses maintenant -il gisait comme n’importe quel pauvre malheureux, comme le dernier des fantassins, comme un vagabond sans patrie, comme un chameau crevé de soif, comme un gueux maudit, bien qu’il eût été un général. Parce que les dissemblances n’existent que tant que nous vivons, parlons, paradons, chacun récitant son rôle, et puis c’est fini : nous sommes tous égaux dans la position identique de la mort, si simple, si adaptée aux conditions requises par l’éternité... »
Lecteur : Lyb
« Quand Stefano Roi eut douze ans, il demanda comme cadeau à son père, qui était capitaine au long cours et maître d’un beau voilier, de l’emmener à bord avec lui.
— Quand je serai grand, dit-il, je veux aller sur la mer comme toi. Et je commanderai des navires encore plus beaux et encore plus gros que le tien.
— Dieu te bénisse, mon petit, répondit le père.
Et comme son bâtiment devait justement appareiller ce jour-là, il emmena le garçon à bord avec lui.
C’était une journée splendide, ensoleillée, et la mer était calme. Stefano, qui n’était jamais monté sur le bateau, courait tout heureux sur le pont, admirant les manœuvres compliquées des voiles. Et il posait de multiples questions aux marins qui, en souriant, lui donnaient toutes les explications souhaitables.
Arrivé à la poupe, le garçon s’arrêta, intrigué, pour observer quelque chose qui émergeait par intermittence, à deux cents, trois cents mètres environ dans le sillage du navire... »
Lecteur : Lyb
« Bien que j’apprécie l’élégance vestimentaire, je ne fais guère attention, habituellement, à la perfection plus ou moins grande avec laquelle sont coupés les complets de mes semblables. Un soir pourtant, lors d’une réception dans une maison de Milan, je fis la connaissance d’un homme qui paraissait avoir la quarantaine et qui resplendissait littéralement à cause de la beauté linéaire, pure, absolue de son vêtement.
Je ne savais pas qui c’était, je le rencontrais pour la première fois et pendant la présentation, comme cela arrive toujours, il m’avait été impossible d’en comprendre le nom. Mais à un certain moment de la soirée je me trouvai près de lui et nous commençâmes à bavarder. Il semblait être un homme poli et fort civil avec toutefois un soupçon de tristesse. Avec une familiarité peut-être exagérée – si seulement Dieu m’en avait préservé ! – je lui fis compliment pour son élégance ; et j’osai même lui demander qui était son tailleur.
L’homme eut un curieux petit sourire, comme s’il s’était attendu à cette question... »
Lecteur : Lyb
« Vers le soir, à l’heure où l’ombre gigantesque de la villa palladienne emplissait la terrasse, le comte Axel quitta sa bibliothèque, descendit le vaste escalier rococo et s’alla promener parmi les fleurs du temps. Très droit dans son veston de velours noir, l’or de son épingle à cravate brillant sous sa barbe à la George V, une main gantée de blanc serrant avec raideur le pommeau de sa canne, il contemplait sans émotion les exquises fleurs de cristal tandis que résonnaient et vibraient à travers les pétales translucides les notes d’un rondo de Mozart que sa femme jouait sur sa harpe dans la salle de musique.
De la terrasse, le jardin s’étageait en pente douce jusqu’au lac miniature qu’enjambait un pont blanc, jusqu’au pavillon gracile qui s’élevait sur l’autre rive, à deux cents mètres environ. Axel s’aventurait rarement aussi loin que ce lac, car les fleurs du temps poussaient pour la plupart dans un petit bosquet, juste au-dessous de la terrasse à l’abri de la haute muraille qui encerclait la propriété. De la terrasse, il apercevait, par-dessus le mur, la plaine qui déroulait ses ondulations jusqu’à l’horizon où elle s’élevait légèrement avant de basculer en pente abrupte et de disparaître à la vue. La campagne entourait la maison de tous côtés ; aride et grise, elle faisait ressortir la solitude et la magnificence dorée de la villa... »